La pluie martelait les carreaux épais. Je voyais mon reflet à travers le brouillard mouvant que créait mon souffle sur la vitre. Triste, émacié. Une larme faite de pluie roula sur le reflet de ma joue insensible. Toujours cette période de descente infernale quelques semaines avant le renouveau des Hunger Games, avant que je ne dusse être au meilleur de ma forme pour présenter aux malheureux mais acharnés tributs des pièges toujours plus ignobles au fil des ans. Depuis cinq ans maintenant, depuis que le nom de mon père m'avait permis d'accéder au métier de Créateur, ma formation à peine achevée, je sentais, à chaque nouvelle session, le poids de la culpabilité de l'assassinat de jeunes adolescents sur mes frêles épaules. Puis, une fois ce poids envolé, mon cerveau se mettait peu à peu en marche, faisant tourner les engrenages bien entretenus du sadisme obsessionnel à l'état pur afin d'imaginer l'unique et torse tournure de chaque Jeu. Repérer les tributs ayant obtenu le plus de faveurs de la part des sponsors et, à l'inverse, ceux pour lesquels la sélection naturelle aura œuvré bien assez tôt. Les paris étaient faits depuis longtemps dans ma tête; du fait de mon ressort, je n'aurais probablement pas beaucoup de surprises quant au futur gagnant, ou à la future gagnante.
Je soupirai. La peur d'être subitement à court d'idées de pièges tortueux me saisit. Bien. C'était la deuxième étape de ce que j'appelais maintenant "la Crise d'avant les Jeux": dans quelques instants, je me sentirai totalement libéré de toute pensée d'ordre négatif: la compassion, la pitié et l'empathie pour les tributs. J'appuyai ma tête contre la fenêtre. C'était froid. Et mouillé, un peu. Tant pis. J'étais si bien, ici. Mais je devais me lever pour écrire une lettre. A mes parents. C'était la troisième étape: je pouvais enfin me décharger de tout ce qui me rongeait en leur faisant part de la routine inquiétante de ma vie d'avant-Moisson. Je me levai péniblement et passai la main dans mes cheveux un peu trop longs pour moi. J'ouvrais fébrilement le tiroir de mon bureau, et fouillais négligemment pour trouver un brouillon digne de ce nom, quand je fis tomber un papier négligé depuis longtemps. Un bref coup d’œil m'indiqua que c'était une lettre de ma grand-mère, datée du lendemain du jour où ma détestée cousine du district 4 avait été choisie pour tribut, il y a une petite dizaine d'années de cela. Elle avait réussi à finir septième, un bon score en comparaison au lamentable 4 que les jurés lui avaient donné. Je pense pouvoir affirmer que c'était elle qui m'avait donné envie de devenir Créateur, pour pouvoir infliger aux autres tributs tous les traitements que j'aurais bien aimé avoir pu lui administrer, à elle. Ainsi fut fait: mon père, un respectable sponsor, s'était fait une place de nom dans la société du plus riche sévissant au Capitole, et m'avait pistonné: à 23 ans révolus, je devenais Créateur. Ce mérite, je ne le dois pas qu'à lui, bien entendu: une scolarité d'excellence et de bonnes capacités jouaient aussi fortement dans l'admission aux formations variées que proposait Panem. Son épouse, femme au foyer, était très fière de moi. Ainsi que de ma sœur puînée, de trois ans ma cadette, comme se le doit une bonne mère.
Je dépliai lentement la lettre: elle m'emplissait d'une nostalgie que je n'avais pas connue depuis longtemps. Ma grand-mère était décédée peu avant mon 19è anniversaire d'une intoxication alimentaire féroce, bien que je soupçonne du poison: une langue de serpent trop venimeuse faisait souvent malheur auprès des sponsors. Je parcourais les premières lignes, et me rappelai instantanément de quoi traitait ce courrier: ma grand-mère, ici, me faisait part des origines de notre famille, qui remontaient au début des années 2000, trois siècles plus tôt. En effet, elle m'apprenait qu'avant la catastrophe qui a détruit une partie du monde, laissant, entre autres, Panem, la Terre était beaucoup plus grande, mais moins peuplée et moins prospère. Nous venions d'une famille de nouveaux riches russes installés aux États-Unis, deux noms de pays dont le premier avait été rayé de la carte, et dont Panem se trouvait au dessus des ruines du deuxième, et que mon prénom était en soi un hommage à ces hommes qui avaient, en déménageant à l'autre bout de leur monde, sauvé leur lignée d'une mort certaine. Quant à moi, j'avais grandi pluspaisiblement, entouré de ma famille —ce qui ne m'a pas empêché de devenir quelqu'un d'extrêmement déséquilibré—, au cœur du Capitole. Je n'avais pas beaucoup d'amis, n'aimant pas ça de toute façon, et aimais revoir mes parents de temps en temps. Leurs visages étaient éclairés lorsque je surgissais devant eux: pour moi, c'est ça le bonheur. Pas besoin d'être épanoui pour être quelqu'un de bien —ce que je ne voulais absolument pas être—, j'avais absolument tout ce qu'il me fallait. Même des nouveaux Hunger Games pour me distraire, me changer les idées, et mettre mes capacités d'innovation à profit. Je souriais à part moi: cette saison risquait d'être prometteuse! Je me réjouissais et me complaisais dans ma situation de bourreau et c'est avec le cœur léger que j'attrapai de quoi écrire et me mis à la tâche.

Sur le coin de ma feuille, un schéma complexe prit, peu à peu, forme: un ovale constellé de légendes, de numéros et de traits non identifiables. Identifiables, si, mais compréhensibles seulement par moi. Le premier piège venait de naître. Un sourire sadique aux lèvres, je rangeai précieusement le schéma dans un coin de ma formidable mémoire. Les tributs allaient en baver, cette année.