Je ferme doucement les yeux. L’avion nous emporte vers un autre monde, vers une nouvelle vie. Après la mort de ma mère, plus rien n’a. eu d’importance. Je n’ai plus rien ressenti d’autre que l’envie de prendre cet avion, et de m’envoler, loin d’ici, loin de tout. L’envie de m’envoler, et de partir. De claquer la porte au nez du passé, et de m’enfuir, de fuir ce passé trop lourd, de fuir toutes ces conneries. De pouvoir oublier, juste fermer les yeux, et se réveiller dans une nouvelle vie.
Ma main, que je laisse tomber de l’autre côté de l’accoudoir, cogne contre le bras de mon frère, qui me l’attrape, et qui la serre.
Mon petit frère. Il ne dit rien, il fixe le fauteuil devant lui, et pourtant, j’entends ses cris. Il ne cille pas, ne soupire même pas. Ses lèvres esquissent presque l’ombre d’un sourire, et pourtant, je vois ses larmes.
Ce n’est pas de sa faute. Ce n’est pas ma faute. Et, pourtant, c’est de notre faute. Je caresse délicatement, du bout de l’ongle, le dos de sa main. On va y arriver. On va tout reconstruire. Il suffit de fermer les yeux. Fermer les yeux, sombrer dans le noir, dans le néant d’un sommeil sans rêves, et, lorsqu’on se réveillera, on aura tout oublié. Et on pourra. On pourra recommencer. On pourra renaître. Je ferme mes yeux, une bonne fois pour toute, et me laisse aller, dans le calme rassurant de l’avion, qui flotte dans les airs, qui nous emmène loin, sur une terre nouvelle. Le calme rassurant de cet avion prometteur d’une nouvelle vie.
Mon rêve n’est qu’un mélange confus de cendre, de flammes, qui consument le monde, et de sang. La douleur s’y mêle à la peur, et les cris, à peine humains, se confondent avec les pleurs. Un rêve glauque, un rêve apeurant.
Le rêve d’un monde qui sombre dans le chaos.
***
Les secousses, les cris, le ciel qui s’embrasent. La peur, palpable, l’effroi, qu’on peut sentir à plein nez, dans tout l’avion. Les masques à oxygène, qui tombent, les têtes qui se cognent aux sièges, les gens qui s’évanouissent.
Je serre encore la main de mon frère lorsqu’une secousse, encore plus violente que les précédentes, fait décoller nos têtes. J’ai le réflexe de me crisper, afin d’empêcher mon crâne de cogner contre le repose tête, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Partout, des larmes, des cris, de la panique. Et le visage du garçon, à côté de moi, ce visage légèrement teinté de rouge, pour le sang qui lui monte à la tête, pour la peur. Ce visage où l’on peut voir couler des larmes de détresse.
Il y a des gamins dans cet avion. Des enfants. Qui n’ont rien demandé. Rien d’autre que de pouvoir recommencer. Rien d’autre que de pouvoir vivre.
J’enfile le masque d’oxygène, comme tous les autres passagers. La panique se lit maintenant partout, même dans la voix du pilote. Nous allons mourir. Tous autant que nous sommes. Et tout ça pour rien. Pour absolument aucune raison. Pour rien d’autre qu’un mauvais coup du sort, pour avoir été au mauvais endroit au mauvais moment.
Je regarde, instinctivement, par le hublot, et vois l’eau se rapprocher, de plus en plus. L’estomac me remonte au bord des lèvres, mais je ravale la bile acide qui remonte dans mon œsophage. Je dois garder mon sang froid. Je ne peux pas me laisser aller.
« Soit forte, et continue de penser logiquement. Rien n’est jamais perdu. »Les mots de ma mère me reviennent en mémoire. On n’est pas encore morts. On peut encore s’en tirer. Il suffit de rester calme, et d’être logique. Oui, on va s’en sortir.
Mes mains se crispent sur l’accoudoir. Je serre la main de mon frère, le plus fort que je peux, et, si je pouvais ouvrir la bouche sans vomir, j’aimerais lui glisser que je crois en notre survie. Mais je ne prends pas le risque. Et je continue de regarder dehors.
Mes oreilles sifflent, la bile menace de sortir de mon œsophage.
Puis, tout explose.
Le monde n’est que gerbe d’explosions. Tout devient rouge, pailleté de noir. Ma tête cogne contre plusieurs objets non identifiés, la douleur me transperce de part en part. Un bourdonnement sourd survient, dans mes oreilles. Et, soudain, je ne vois que du noir.
***
Mes yeux s’ouvrent d’un coup, et je n’ai que le temps de rejeter ma tête sur le côté avant de vomir. La bile qui remonte me brûle l’œsophage, et l’estomac.
Puis, la douleur remonte. Par réflexe, je touche l’arrière de mon crâne, d’où provient la douleur. Un peu de sang séché tombe sur ma main, mais il n’y a apparemment pas eu d’hémorragie. Je défait la stupide ceinture inutile que l’on nous a forcé à enfiler, et me redresse le plus que je peux.
Respire. Calme toi.
Les larmes coulent, abondantes, naturelles, sur mes joues, dévalent mes cils, suivent chacune des courbes de mon visage, se glissent dans toutes les creux.
Respire. Calme toi.
Je serre les poings, et mes ongles, longs, me transpercent la peau. Je sens un peu de sang s’écouler, et la douleur que je viens de provoquer me distrait de la panique, me calme, un peu.
Respire. Calme toi.
Je clos mes paupières, une seconde. Inspire profondément, par le nez, et expire longuement, par la bouche. Je fais ça un petit moment, et rouvre enfin les yeux.
La première image que je vois est le cadavre à demi calciné de mon frère. Je sens la peur, l’effroi, même, remonter dans mon corps, mais je tentes, tant bien que mal, de le contenir.
Je me dégage de ma place, tant bien que mal. Ma cheville doit être cassée, mais je parviens, claudiquant sur un seul pied, à avancer, et à m’extirper de cet endroit. J’enjambe les cadavres, et me dirige, tremblante, vers le couloir central. Je dois sortir, d’abord. Voir où je suis.
Reste logique.
Ensuite, je vais devoir rechercher des survivants. Même si l’on est que deux, on s’en sortira toujours mieux que seuls. Et, enfin, il faudra trouver une solution. Mais d’abord, trouver où l’on s’est écrasés. Sortir d’ici.
Alors que je m’avance dans le couloir central, je vois une seconde silhouette. Un autre survivant. C’est une jeune femme, de mon âge à peu près. Elle devait être avec le groupe de jeunes qui voyageaient ensembles. Elle a du perdre des amis, des gens proches, elle aussi.
Elle n’a pas l’air gravement blessée, mais le sang dégouline sur tout son corps. Sa tête fait peur, recouverte de suie, de sang, avec quelques traînées plus claires, mais je me doute que je ne suis pas mieux.
Je vais tendre la main, l’appeler, mais je me rends compte que mes cordes vocales ne répondent plus. Ma gorge est sèche, ma voix n’est qu’un souffle, un murmure, que je ne peux pas augmenter.
Déjà, l’inconnue tourne les talons, et saute à terre, passant par une porte juste devant elle. Je le suis, tant bien que mal, au point qu’elle doit déjà être dehors depuis dix bonnes minutes lorsque j’arrive à la hauteur de la porte. Je me laisse tomber, prenant bien garde à ne pas me réceptionner sur ma cheville blessée.
Lorsque j’atterris sur le sable qui s’étend à perte de vue devant l’avion, je comprends. Une île. Super, pas plus cliché. Mais ce n’est pas mon souci premier. Si je veux survivre, l’aide de l’inconnue ne me sera pas de trop. Et cette même inconnue est à genoux, devant la carcasse de l’avion.
Je m’effondre à côté d’elle, la tête dans les genoux. Il faut que je me calme. Une bonne fois pour toutes. Et que je lui parle.
Ma gorge, encore sèche, me permet cependant de m’adresser à elle, d’une voix rauque, basse, mais j’arrive tout de même à parler.
« Je… Je m’appelle… Camille. »
Ca ne lui est d’aucune utilité, et je le sais. Mais je n’ai rien trouvé de mieux.
Je serre les poings dans le sable, et tousse, à n’en plus pouvoir, m’étouffant moitié. Le moindre mot est dur à prononcer. Une sensation de désespoir me serre la gorge, et les larmes menacent de couler de nouveau.
Mais il faut faire quelque chose. Aussi inutile soit-ce, n’importe quoi. L’espoir ne peut pas mourir. L’espoir ne doit pas mourir, si l’on veut vivre.
Alors, tant bien que mal, je défais la chemise que je porte, arrachant plus ou moins les boutons à pression, malgré mes muscles, qui me semblent plus mous que du beurre. Il n’y a plus le temps de se désespérer. Il faut travailler. Se soigner, d’abord.
Je touche le bras de la jeune fille, pour attirer son attention. Je suis à demi essoufflée, mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser aller. Je vais passer pour une sans cœur. Mais on me l’a toujours appris. Garde ton sang froid. Et reste logique. Ne te laisse pas aller.
Je lui montre mon vêtement, et laisse échapper un seul mot, suivi d’une nouvelle quinte de toux, qui laisse couler des larmes sur mes joues :
« Bandages »
Je ne peux rien faire de mieux. Pas pour le moment.
Code by Silver Lungs