(Romy a 9 ans) « T'as peur ou quoi ? » Romy secoua la tête et tendit son poignet. En fait, elle avait peur. Mais pas trop. Juste un peu. Elle leva les yeux et rencontra ceux, parfaitement identiques, de sa sœur jumelle. Riley et Romy étaient identiques. Vous savez, ces jumelles qui aiment se faire passer l'une pour l'autre, qui sont inséparables et qu'on finit par considérer comme une seule personne ? Romy et Riley étaient de celles-là. Elles étaient plus qu'amies, et plus que sœurs, il y avait quelque chose de fort entre elles, un lien physique qui les avait liées l'une à l'autre à la naissance en leur donnant le même visage, la même voix, et très vite les mêmes attitudes. Elles avaient tout en commun. Mais plus elles grandissaient et plus Romy (elle était la seule à le remarquer) se disait qu'elles étaient différentes. Riley n'avait jamais peur, elle. Elle riait tout le temps. Elle fonçait dans le tas. Romy était peut-être plus en retrait. Juste un peu. Pas assez pour que les autres le remarquent. Juste assez pour qu'un léger malaise soit venu se nicher au fond de son estomac. Mais elles étaient heureuses, toutes les deux. On les aimait bien dans le district. Leurs parents gagnaient bien leur vie, elles ne manquaient de rien. Elles avaient le teint rosé des enfants qui n'ont à se soucier de rien. Et elles étaient inséparables, toujours.
« T'es sûre que tu veux le faire ? » Cette fois c'était Riley qui avait l'air incertaine. Et Romy qui s'empara du petit couteau de cuisine que Riley tenait entre ses doigts de porcelaine. Elle lui sourit brièvement et, la langue entre les dents, elle fit une petite coupure en travers de sa paume.
« Plus profond, sinon ça partira. » Elle inspira et redessina la coupure pour la creuser encore. Le sang s'écoulait abondamment déjà. Elle appuya le bas de sa robe contre la plaie et tendit le couteau à Riley, qui fit exactement la même chose que sa sœur sur sa propre main. Ça faisait mal, mais c'était une douleur qui les rendait fières. Elles levèrent leurs mains ensanglantées et les joignirent d'un air solennel. Leurs sangs se mélangèrent. Il y en avait partout. Sur leurs robes, leurs mains. Elles restèrent ainsi à se regarder dans les yeux, longuement. Puis Riley se mit à rire. C'était un pacte, un pacte de sang, le plus fort de tous.
« À la vie ? »« A la mort. »***
(Romy a 12 ans)« Commençons par les demoiselles. »Romy se tordait les mains à s'en casser les phalanges. À côté d'elle, Riley transpirait à grosses gouttes. Les deux Weverell ne faisaient pas exception: c'était la Moisson, alors naturellement et comme tout le monde autour d'elles, elles avaient peur. Romy cligna plusieurs fois des yeux; elle commençait à voir trouble à force de les garder grand ouverts. Le soleil n'était pas au rendez-vous ce jour-là, ce qui était plutôt rare. D'habitude les Moisson étaient toujours accompagnées d'un soleil écrasant. Aujourd'hui une épaisse couche de nuages blanchâtres les protégeait. La chaleur restait étouffante en ce mois de juin. Elle sentit la main de Riley se glisser dans la sienne, moite mais bienvenue. Elle se tint un peu plus droite. Sur l'estrade l'hôtesse faisait de tous petits pas (à cause de ses stupides talons) jusqu'à la boule de verre. Un simple regard à ces petits papiers dont trois portaient son nom et trois celui de sa soeur filait la chair de poule à Romy. L'hôtesse fit tourner ses doigts manucurés à l'intérieur de la boule de verre. Comme tout le monde, Romy retint son souffle. Elle attendit.
« Riley Weverell. »La main moite de Riley retomba contre son corps, sans vie, loin de celle de Romy. La foule se fendit en deux jusqu'à Riley et Romy. Personne ne savait laquelle était Riley entre elles. Un malaise général s'installa et tout le monde attendit un signe distinctif, que Riley fasse un pas en avant et assume son sort. Romy ne pouvait plus respirer. Des points de couleur apparaissaient devant ses yeux. Non, non, ce n'était pas possible. Ce n'était pas Riley, elle avait mal entendu. Ou alors elle allait se réveiller. Chacun de ses organes était écrasé par la douleur et la panique. Elle regarda Riley, qui la regardait déjà. Un nouvel éclair de douleur traversa Romy. Sa soeur lui tendait sa paume ouverte. Il y avait une longue cicatrice blanche en travers. Elle lui rappelait leur pacte. A la vie, à la mort. Elle lui demandait de la sauver. Mais non, ce n'était pas ça: il n'y avait aucune supplication dans le regard de Riley. Romy comprit. Elle lui disait au revoir, tout simplement. Il y avait une lueur étrange dans les yeux de Riley qui ne bougeait toujours pas. Romy sentit des picotements sur sa main, celle avec la cicatrice. Mais elle ne fit pas un geste, ne tendit pas sa paume à sa soeur en retour. Au lieu de cela, n'y tenant plus, elle brisa le silence. Et ce ne fut pas pour respecter sa promesse. Ce fut pour mettre un terme à cette atmosphère étouffante, et sceller par la même occasion le destin de sa soeur.
« Riley... »C'était juste un chuchotement un peu plaintif, mais ce fut assez pour que la foule sache laquelle des jumelles avait été choisie. L'instant de flottement se brisa. Des bras poussèrent Riley dans le dos. Elle commença à avancer. Lentement. Romy regarda le dos de sa soeur qui s'éloignait. Elle regarda sa soeur grimper sur l'estrade alors que la foule se refermait devant Romy. Elle la vit se placer à côté de l'hôtesse qui enlaça ses épaules et la guida jusqu'au micro.
« Quel âge as-tu, ma chère enfant ? » « J'ai douze ans. »Riley avait les yeux rivés sur Romy. Celle-ci se sentait mourir à petit feu. Elle avait trahi sa soeur. Elle ne s'était pas portée volontaire pour elle. Elle n'avait pas pu; elle n'en avait pas eu le courage. Et maintenant, Riley allait mourir. Des larmes envahirent les yeux si bleus de Romy. Et quelque part sur l'estrade, des yeux de la même teinte se baissaient vers le sol, abattus. Ce matin-là tout allait bien. Et en éclair tout avait changé.
***
(Romy a 16 ans)Romy venait souvent ici. En fait, c'était là qu'elle passait le plus clair de son temps, à marcher sans but le long des rails désaffectés qui se trouvaient en bordure de son district. Elle aimait venir ici parce qu'il n'y avait personne mais aussi parce que c'était l'un des seuls endroits sauvages dans le district. Autour des rails des plantes avaient poussé, s'étendant au loin. Des mauvaises herbes surtout, mais aussi des plantes médicinales. Romy avait emprunté un livre sur les plantes et leurs vertus à la bibliothèque de son école. Elle avait appris à reconnaître chacune de ces plantes, toute seule. Plus tard elle pensait travailler au laboratoire de plantes médicinales et devenir capable de soigner. En attendant elle apprenait tout ça pour passer le temps et se vider la tête. C'était les seules raisons qui pouvaient la faire s'animer un peu. Sinon, elle restait vide. Quand ses parents la voyaient assise sans rien dire, sans manger, comme un spectre, à la table du dîner, ils avaient envie de lui mettre trois claques ou de lui jeter un seau d'eau au visage pour la réveiller. Mais ils ne le faisaient pas. Au lieu de ça, ils ne disaient rien. Depuis la mort de Riley ils avaient adopté une attitude d'indifférence envers la fille qu'il leur restait. Il ne leur était pas venu à l'esprit qu'elle pouvait souffrir elle aussi. Ils étaient enfermés dans leur propre tragédie sans penser à essayer d'en sortir. Les mois qui avaient suivi la Moisson de Riley avaient été les pires pour Romy. Elle ne mangeait rien, ne parlait jamais. Elle vomissait ses tripes dans les toilettes et pleurait contre son oreiller toute la nuit, en faisant attention de ne réveiller personne. De toutes façons, aucun de ses parents ne s'était jamais réveillés. Et puis, ses nuits étaient devenues plus calmes. Enfin, son corps la laissait tranquille au moins - plus de larmes ou de nausées. Sa tête était encore pleine de mots, d'images, qui se plantaient en elle comme un poignard lorsqu'elle y pensait. Et puis elle avait grandi. Petit à petit on lui avait acheté de nouveaux vêtements. On lui avait dit d'être une bonne fille et de bien travailler à l'école. Ça au moins, ça n'était pas hors de sa portée. Mais elle ne pouvait pas oublier. Personne ne pouvait lui faire oublier, ou accepter, sa propre lâcheté. Elle ne s'était pas portée volontaire pour sa soeur. Elle l'avait laissée partir. Qu'aurait fait Riley si c'était Romy qui avait été tirée au sort ? Et maintenant sa soeur était morte. Une machette dans le crâne au deuxième jour. Romy était un peu morte aussi, à sa façon. Une partie d'elle se disait que c'était la moindre des choses, qu'elle ne pouvait pas décemment continuer à vivre alors que sa soeur était morte et qu'elle n'avait pas levé le petit doigt pour la sauver. Elle s'assit au bord des rails et contempla sa paume ouverte. La cicatrice était toujours là. Un jour elle avait été sur le point de tracer une croix au couteau dessus, pour se rappeler sa lâcheté, toujours. Mais elle ne l'avait pas fait. Un autre jour elle avait emprunté la teinture brune de sa mère. Le résultat avait été réussi. Elle l'avait fait parce qu'elle ne supportait pas de se regarder dans le miroir. Il suffisait qu'elle sourie un peu pour qu'elle ait l'impression que Riley était debout devant elle. Maintenant la teinture brune avait pris une teinte rousse - ce n'était pas de la bonne qualité apparemment - et à certains endroits on devinait sa couleur initiale. Mais elle se fichait pas mal de son apparence. Ce jour-là elle portait un jean qui avait appartenu à son père. Il était beaucoup trop grand alors elle l'avait serré à la taille avec une ceinture. C'était confortable, et pratique. Elle n'en demandait pas plus. En haut elle portait un gros pull de laine blanche qui luisait presque dans la lumière douce de cette fin d'après-midi. Il faisait un peu froid. L'automne était la saison préférée de Romy. Celle de Riley, c'était le printemps. Elles étaient différentes, déjà. Y penser était douloureux. Elle tira une cigarette et un briquet de sa poche. Elle ne savait pas comment continuer. Elle ne savait plus comment vivre.