Physique - Caractère

Hadrian ne coiffe que rarement ses cheveux, il n’en éprouve pas le besoin. Ainsi, je le vois le plus souvent surmonté d’une tignasse noire en bataille, qui boucle même parfois. Il est beau mon garçon, même si c’est essentiellement le travail qui a façonné son corps. Ses mains sont couvertes de cales à force de manipuler les marteaux, ses bras et son torse sont musclés à force de soulever des masses, le long de son épaule droite s’étale une plaque de peau boursouflée, glabre et pâle, marque indélébile d’une accidentelle projection de braise. Mais ce que je préfère chez lui, ce sont ses yeux. Ses sourcils sont souvent froncés et ses paupières à moitié fermées pour se protéger des cendres et des étincelles qui volent mais il lui arrive, dans d’autres circonstances, d’écarquiller les yeux et de dévoiler ses magnifiques pupilles brunes aux reflets ambrés. Ces yeux sont la seule chose que je lui ai léguée…

Il a forgé son caractère sans moi. Il est devenu renfermé… Ce n’est pas un genre qu’il se donne comme le font certains, c’est simplement qu’il ne sait pas quoi faire avec toutes les émotions qui l’étreignent. Personne ne lui a jamais appris… Alors il les tait. Il ne dit pas les mots qu’il a sur le cœur et il ne va pas vers les autres. Mais son cœur est immense, je le sais. Il est d’une gentillesse et d’une générosité sans faille. Il n’y a qu’à voir son comportement avec les autres. Même s’il ne l’admettra jamais, il aime aider par tous les moyens qui sont en sa possession. Quant à ses amis… Les doigts d’une main sont trop pour les compter. Mais il les aime tendrement et se portera à leur secours quel que soit les problèmes qu’ils pourraient traverser. Hadrian est habité d’une sorte de simplicité lucide ; il ne s’embarrasse pas de ce qu’il ne peut pas comprendre et se contentera toujours d’un bon sens terre à terre. Les études, les grands discours et la politique n’ont jamais été sa tasse de thé. Il aime ce qui est palpable, ce qu’il peut chauffer à blanc et à quoi il peut donner forme. Il est néanmoins très appliqué, et pas seulement dans le travail du métal. J’ajouterais à cette énumération de qualité la franchise, qui fait malheureusement défaut à tant de gens…

Histoire

Je m’appelle Lyanna. Et l’histoire qui va suivre n’est pas la mienne mais celle de mon fils, Hadrian Kurt Foolys. Elle commence il y a une vingtaine d’année lorsque, lors d’un arrivage de fer, j’ai rencontré l’homme de ma vie. Je sais que les coups de foudre n’existent pas et pourtant… Quelque chose s’est décidée à l’instant où il a complimenté mon sourire. Lutey Foolys était le forgeron du district Onze, tout le monde le connaissait et je n’eus aucun mal à satisfaire mon envie de le retrouver. J’aurais mille choses à dire sur lui, à commencer par sa droiture et ses pommettes, et sur le bonheur qui a été le nôtre mais je ne m’attarderais pas. Je me suis mariée un jour de grande chaleur, sous un soleil resplendissant, alors que l’homme que j’aimais ne cessait de me susurrer que si l’astre du jour brillait autant, c’était parce qu’il était jaloux de ma beauté. Et je suis morte un jour de pluie.

Je ne regrette pas ma mort. Je ne peux pas la regretter, c’est impossible à imaginer. Et ce pour la simple et bonne raison que je suis morte en donnant la vie. J’ai transmis la vie à mon fils dans la souffrance, les cris et le sang. Et je n’ai jamais vu son visage dans l’autre monde. Mais depuis les berges du Styx, je regarde mon enfant grandir. J’ai vu mon mari lui donner son amour et le mien, je l’ai vu faire ses premiers pas, dire ses premiers mots et s’ébahir devant le travail de son père. Il n’a jamais manqué de rien, le travail essentiel pour la communauté de forgeron de Lutey les immunisant face à la misère de notre district, et ce même au plus fort des jours sombres. Enfin, si, il a manqué d’une chose : des amis. Peut-être sa timidité maladive vient-elle de mon absence, je ne sais, mais il était toujours seul. L’école ne le passionnait pas, au contraire ; ce qui intéressait vraiment Hadrian était ce que son père lui apprenait après les cours, l’art de la forge. La flamme qui brillait dans ses yeux était alors aussi lumineuse que les feux qui chauffaient le métal et la complicité qui unissait les deux hommes de ma vie devenait si forte qu’elle en était presque palpable. Ils étaient heureux autant qu’un veuf et un orphelin peuvent l’être dans un monde pourri jusqu’à la moelle.

Et puis un jour, Hadrian fut abordé par un certain Paul Yeleen, camarde de classe et voisin. Il en naquit une amitié sans faille. La forge devint leur terrain de jeu favori et le métal leurs jouets préférés ; Paul comme Hadrian montraient des prédispositions encourageantes dans ce domaine, et mon fils rêvait qu’ils reprendraient la forge tous les deux. Lors d’une après-midi nuageuse d’automne, emportés par leur élan de jeunesse, ils s’armèrent de faux et s’imaginèrent à la guerre. De là vint la soif d’apprendre à se battre. Que ce soit la crainte des jeux de la faim, la simple curiosité ou l’envie d’être fort, ils se donnèrent à fond dans cet apprentissage. Seuls, ils découvrirent comment manier des armes, comment utiliser leurs poings et comment faire mal. Lorsqu’ils eurent neuf ans, Paul perdit sa mère. Impuissant à ne rien faire pour l’aider, Hadrian multipliait les tentatives maladroites de le réconforter tout en étant persuadé qu’elles ne servaient à rien. Mais que pouvait-il faire d’autre ? Comment soutenir un ami qui vient de perdre un parent ? Il ne le savait pas. Et il ne l’a jamais appris. Mais le pire quant à son seul ami était encore à venir. La troisième moisson à laquelle ils participaient, Paul fut tiré au sort. Il mourut au bain de sang.

Ce souvenir est encore vif dans le cœur d’Hadrian. Jamais il ne pourra oublier. Et moi non plus je ne pourrais jamais oublier les larmes et les cris de mon fils, dussè-je mourir encore une fois. L’impuissance est le pire de tous les maux et elle est autant plus douloureuse que c’est nous-mêmes qui nous faisons mal.

Mais cette mort, Hadrian l’a transformé en vie. Comme Lutey avant lui, il a transformé la douleur en amour, et la perte en promesse. Il a prit la jeune sœur de Paul, Trishteh, sous son aile et a juré de la protéger comme son frère le faisait. Elle est devenue sa sœur, et il est devenu son frère. Ils ont partagé leur peine, se soulageant mutuellement. Hadrian fera tout pour elle. Tout. Lui donner de l’argent, l’aider dans son travail, lui forger des outils, l’écouter, la soutenir, sécher ses larmes, tout. Il irait même tuer son père qui la bat si la morale ne le retenait pas.

A celui qui a perdu sa mère et son meilleur ami, que peut-on prendre de plus ? Tant de chose… A commencer par son père. Un défaut de fabrication, une erreur de surveillance, un peu trop de zèle dans les soufflets, ça suffit pour déclencher un accident. Lutey Foolys est mort un jour radieux, après trois jours à souffrir de ses brûlures. Son fils a veillé à son chevet, supportant stoïquement ses gémissements et ses hurlements. L’impuissance lui enlevait une deuxième fois un être cher. Que lui restait-il alors ? Trishteh. Et la forge. Il y mit tout son cœur, toute son ardeur. Le forgeron du district, c’était lui désormais. Le frère de Trishteh, c’était lui aussi.

Après une maladie qui failli la tuer, sa sœur de cœur emménagea chez lui, pour son plus grand bonheur. La savoir près de lui et loin du père qui la maltraitait ne pouvait que leur être bénéfique à tous les deux. Hadrian appris à sa sœur et à un de ses amis ce que Paul et lui avaient appris eux-mêmes il y a des années : se battre. Cet ami fut tiré au sort à la moisson. Le sort, ou quoi que ce soit, continuait à s’acharner sur mon fils et sa sœur. Pour lui, ce fut comme si tout ce qu’il pouvait faire pour Trishteh ne serait jamais suffisant.

L’impuissance est le pire de tous les maux. Hadrian sait se battre ; il sait le faire très bien même. Alors pourquoi est-ce que les gens qu’il veut protéger souffrent-ils tout de même ?