Bidul vient encore de se faire la malle. Et moi, comme un abruti, je lui cours encore après. Je sais, je ne suis pas le plus rapide de la région et mes jambes ne sont pas les plus longues, mais viendra un jour où j'écraserais tout le monde à ce jeu. C'est obligé, avec tout le sport que me fait faire l'autre bestiole. Lui, c'est mon chat. Un truc roux aux reflets plus sombres, des yeux plus ou moins vitreux et une tendance exagérée à chaparder notre repas. Voilà pourquoi je dois le poursuivre régulièrement. J'hésite à chaque fois sur ce que je lui ferais subir une fois attrapé, je sais que notre poisson a besoin de compagnie.
J'écarte une mèche sombre qui me tombe dans l'oeil et poursuis ma route. Je devrais les couper ces cheveux. Ils sont trop longs pour un garçon me répète ma mère, mais je sais qu'elle adore passer une de ses fines mains dans ma tignasse pour les emmêler un peu plus. Moi ce qui me dérange, c'est surtout qu'ils me tombent tout le temps devant les yeux et que j'ai attrapé ce tic de toujours me recoiffer. Qu'est-ce que cela m'énerve de voir les autres le faire... Le point positif c'est qu'il m'est possible de me cacher derrière quelques mèches et de me faire oublier.. Même si cela ne fonctionne jamais quand j'en ai vraiment besoin. Ces adultes et leur manie de toujours se souvenir de ma présence quand ils ont des reproches à me faire. Je les donnerais bien à bouffer à Bidul tiens. Oui, Bidul mange les humains. Je ne l'ai pas encore pris sur le fait mais j'en suis persuadé. Au pire, je l'éduquerais.

D'ailleurs, où s'est-il fourré celui-là ? Crotte. Il est dans le jardin de la Mâdâme Grincheuse. Cette vieille bique me prend pour un idiot. En même temps, je crois que je ne lui ai pas vraiment laissé le choix. Les gens ne comprennent pas tout, celle-ci encore moins. J'ai dû lui sortir une ou deux phrases sans queue ni tête une fois et ça lui est resté. Elle me regarde de haut tout en grimaçant à chaque fois qu'elle me croise maintenant. Tss... Les gens sont d'une tristesse parfois... Trop terre à terre, ils ne savent pas planer. Je crois que mon père dit de moi que j'ai la tête bien loin d'eux et de mon corps, bien que je lui fasse toujours remarquer que c'est impossible, sinon je serais mort. Mais en contre-partie, je dois avoir un côté hyper-actif assez développé vu le nombre de fois où ma mère sort le fameux : "Tu me fatigues Lys' ! Vas t'asseoir et trouves quelque chose pour t'occuper calmement ! " Gnagnagna.... Elle ne sait pas ce qu'elle veut ma mère. Comme beaucoup de monde. Mais je l'aime bien. C'est la plus belle et la plus jolie dame du monde. Voilà pourquoi elle s'est mariée avec mon père. C'est le meilleur lui aussi.
Bon, mes tentatives pour faire revenir mon chat sont restées veines. Je vais devoir trouver autre chose. La manière forte. Je suis assez grand pour mon âge et je crois pouvoir m'avancer sur le fait que je ne suis pas le plus faible du village, au contraire. Bien qu'on me surnomme parfois 'le gringalet'. C'est un peu passé depuis quelques mois, depuis que j'ai gentiment envoyé valser une des forte têtes et carrures de la classe en fait. Je sais, je me suis moi-même étonné pour le coup. Je devais être autant sur les fesses que les autres, bien que j'les ai regardés de manière impassible. Comme d'habitude en fait. Ca énerve les gens aussi, de me voir afficher une mine blasée à toutes heures. Je ne le suis pas pourtant, c'est juste que je ne m'exprime pas autant qu'eux. Enfin, c'est ce que je pense. Et puis, d'après ma grande soeur, j'ai le sourire le plus lumineux de tout le district. Je lui fais confiance sur ce point là, pour une fois.

Ca y est, Bidul est dans mes bras. En même temps, je ne pourrais pas le louper tant il me lacère les avant-bras de ses griffes. Si j'avais des ongles plus longs, je lui rendrais bien la pareille, juste pour lui faire comprendre que ça fait mal ses bêtises. Mais mes ongles rongés ne sont pas capables de grand-chose. On ne peut pas tout avoir dans la vie. Je n'ai pas d'ongle, mon chat n'a pas une once d'intelligence. La preuve, je l'attrape toujours à la fin. Il faudrait que j'arrête de me massacrer l'extrémité de mes doigts d'ailleurs. On m'a dit que cela faisait pousser des arbres à ongles dans le ventre et qu'une fois grands ils déchiraient ta peau. Moi je n'y crois pas à ce genre de salades, mais j'ai adoré la ressortir à ma petite voisine pour qu'elle me lâche enfin. Sa tête à ce moment là avait été magnifique. La claque que m'a mise ma mère aussi. Ce n'est pas ma faute tout de même si l'autre niaise est aussi crédule. Et puis elle m'avait profondément énervé à sortir de bêtises aussi roses et sucrées que la sucette dont elle se tartinait les joues. Je n'aime pas les choses rondes, mignonnes, roses et sucrées. C'est niai, presque malsain. Moi et mon teint pâle, mes cheveux corbeaux et mes yeux tout aussi sombres, je fais peur aux autres enfants un peu plus jeune. C'est marrant. Bien que je suis certain que s'il se mettait à faire beau un peu plus souvent et qu'on me forçait à sortir plus régulièrement, je bronzerais pas mal. Mais le côté esthétique, c'est pas trop mon truc. Et puis c'est tellement plus intéressant de regarder mes parents bosser. J'en apprends bien plus comme ça. Tout ce qui est produits pharmaceutiques et plantes, ça n'intéresse pas grand monde. Mais moi j'aime bien. On se sent plus fort de connaître des trucs que les autres ne savent pas. Et il suffit de pas grand-chose pour que le gros molosse préféré du fils à papa de l'école ne puisse plus jamais aboyer.

Enfin rentré. Je desserre à peine ma prise sur la grosse boule de poile que le voilà déjà à l'autre bout de la pièce. Ce n'est pas en faisant le gros dos qu'il va m'impressionner le vieux. Un grognement de ma part le fait fuir dans une autre pièce et je passe dans la cuisine où la table a été mise durant mon absence. Je parie que ma mère va encore me demander si je me suis perdu ou non. Quand va-t-elle comprendre que ce n'est pas moi qui me perds mais les autres qui ne me suivent pas ? Surtout que j'ai un très bon sens de l'orientation. En toute sincérité, je crois pouvoir dire être capable de me retrouver dans n'importe quel espace. Voilà l'une des raisons qui a fait que 'Le petit Poucet' est vraiment un abruti à mes yeux.
Ma mère m'embrasse sur le front après mes explications sur la poursuite du chat. Je l'entends appeler mon père pour dîner alors que je m'assois. Il y a une place vide en face de moi, là où s'asseyait ma soeur avant qu'elle ne parte vivre avec son fiancé. Cela ne nous a pas attristé, on la voit toujours régulièrement. Même si elle devient de plus en plus grosse. En même temps, qu'elle idée d'avoir un gosse. J'espère au moins qu'elle lui fera hériter de ce joli nez droit légèrement retroussé propre à la famille. Nan, ce qui assombri l'humeur de mes parents depuis un temps, ce sont les Hunger Games. Maintenant que ma soeur n'est plus apte à y participer, c'est moi qui ai pris le relais. Et je vois très bien dans leurs yeux l'angoisse qui les habite chaque année.

Tout cela reste silencieux, on n'en parle que rarement. Je préfère prendre un ton enjoué et raconter les dernières trouvailles que nous avons faites mes amis et moi. Surtout que notre sens de l'humeur un peu trop pince-sans-rire prend beaucoup de nos victimes au dépourvu. On n'est pas bien méchants, on se taquine juste. Il y a que ceux qui nous cherchent qui subissent quelques petites vacheries. Mais nous ne cherchons pas la bagarre, enfin, surtout moi. Les conflits, ce n'est pas trop ma tasse de thé, je préfère les éviter au maximum. Aussi je me mets dans un coin quand les autres cherchent un peu trop les embrouilles et les laisse faire. J'en profite généralement pour aller voir un gars de la classe qui a des difficultés en cours et on fait nos devoirs ensemble. Je lui file un coup de main, il est sympa. Je ne suis pas très sociable, je crois. Alors mes amis ne sont pas nombreux. Mais je ne refuse pas la compagnie des autres, au contraire.
Mes parents parlent de leur journée et je les écoute d'une oreille distraite. Ma tête doit être repartie plus loin, comme dirait mon père.
J'aimerais bien qu'il neige.

District 6. Le district pharmaceutique qui fournit le capitole en médicaments et autres drogues. C'est dans ce milieu que bossent mes parents, là où ils m'ont élevé. Sinon, l'autre caractéristique de cette partie du territoire est l'avancée technique et technologiques des moyens de transports. Mais ça, ce n'est pas trop ma tasse de thé alors je laisse de côté. En même temps, on vit dans un endroit assez excentrée, l'industrie n'est pas par chez nous.
Ma vie jusqu'ici ? Je ne vois pas ce que je peux vous raconter d'exaltant. En même temps, ce n'est pas à quatorze ans qu'on fait le point sur son histoire. Je crois tout de même pouvoir dire que je suis pas à plaindre. Mes parents s'en sortent relativement bien, même si les fins de mois sont toujours plus difficiles. Au moins, je mange à ma faim, je dors au chaud et on a les moyens de vivre dans un confort relativement correct. J'ai entendu dire que dans d'autres districts, les gens sont beaucoup plus mal loti qu'ici. Et puis même au village certaines familles souffrent plus que nous. Voilà pourquoi j'ai toujours vu mes parents filer un coup de main de toute sorte à un voisin, un ami ou une personne dans le besoin. J'essaye de faire de même lorsque l'occasion se présente, mais elles sont rares.
Parlons-en du village. Ce serait presque une petite ville, presque. La place publique est toujours désertée, vas savoir pourquoi. Sauf les jours de cérémonies officielles bien sûr. En contrepartie, toutes nos petites ruelles s'animent des l'aube jusqu'au couché du soleil. Pas de ces ambiances folkloriques qui font chaud au coeur, non. Seulement une multitude de personnes qui se croisent, se saluent, troquent et vendent, puis repartent. Tout ce va-et-vient me lasse plus qu'autre chose. Voilà pourquoi je reste chez moi la plupart du temps. Gamin je ne bougeais déjà pas beaucoup, où alors pour accompagner mes parents faire des récoltes d'échantillons de plantes, toujours un peu plus loin. Après ils rentrent au labo faire des tests et leur boulot, alors que moi je vais à l'école ou lis un livre. Je ne connais pas beaucoup de gens au village. Enfin si, mais pas personnellement. Il est rare que j'aille vers les autres, je n'en ressens pas le besoin. Ou alors il faut que ma curiosité soit titillée.

Je suis né six ans après ma soeur. Avec une fille comme elle pour aînée, on ne s'ennuie pas. A peine avais-je atteint l'âge de la répartie que nos discussions devinrent assez dynamiques. Notre but à chacun était de rabattre le caquet de l'autre par une remarque plus ou moins cinglante et bien placée. J'eus tôt fait de prendre le dessus, non sans peine il faut l'avouer. L'amour vache, qu'ils disent mes parents. Voilà pourquoi nos journées étaient toujours animées, avec de la joie et de la bonne humeur. Je l'aimais bien ma soeur, malgré tout ce qu'elle me faisait subir. Je me souviendrais toujours du jour où j'assistais à la moisson du district aux côtés de mes parents vers l'âge de dix ans. Ma soeur se trouvait dans la foule d'enfants, potentielle tribut qu'elle était. Son prénom fut prononcé, ma mère devint pale je crois, alors que mon père hoqueta. Ou l'inverse, je ne sais plus. Je me souviens seulement de l'air qui se bloqua dans mes poumons, du sang qui quitta mon visage, de mon coeur qui se comprima dans ma poitrine. Puis de l'immense soulagement teinté de culpabilité quand un autre nom de famille que le notre fut prononcé. Le soir, seul dans mon lit, j'ai du verser une larme. Ou deux.
Et puis la vie continua tranquillement. Elle nous présenta son copain, un mec génial qui connaît plus de légendes, d'histoires et de contes que quiconque que je n'ai déjà rencontré. Je le trouve parfois un peu trop naïf tout de même, plongé dans ses rêveries. Un peu trop contemplatif du monde. Mais je sais que ce n'est pas à moi de dire cela, je suis un peu mal placé. Pour le côté contemplatif s'entend. Et puis, je peux le faire marcher comme je veux dans mes histoires, il me suit jusqu'à ce que je ne sois découvert. Et comme je ne bronche pas de tout mon baratin, cela peut prendre du temps.

De son côté, ma mère obtient un poste plus haut placé et, à défaut de gagner beaucoup plus, son boulot lui plaisait. Cela se répercuta sur son humeur et l'ambiance à la maison se détendit. Moi je suivais l'école de loin, des résultats plus que satisfaisants mais sans vraiment y trouver d'intérêt. Je préférais traîner dans mes coins, bibliothèque-maison-laboratoire-foret. Pas pour m'entraîner ou quoi que ce soit, juste pour me détendre et m'occuper avec des activités qui me plaisent. Un de mes amis vit son frère partir pour les Hunger Games. Il ne revint pas. Depuis, j'aperçois mon ami quitter le village tous les soirs pour subir un entraînement intensif qu'il s'inflige lui même. Je ne sais pas s'il souhaite être prêt, au cas où il serait appelé à son tour. A moins que ce soit la vengeance ou la mémoire de son frère défunt qui ne le motive. Je crois que j'ai un peu pitié de lui par moments. Mais bon, comme il dit, je ne peux pas comprendre. En effet. Pourtant, quand je pense à ces Jeux, je n'ai pas peur. Peut-être qu'un jour ce sera mon tour de plonger là dedans. Je ne l'espère pas, mais la vie est ainsi faite. C'est comme pour les jeux de hasard, il faut bien un gagnant. La mort ne me fait pas peur, sûrement parce que je suis trop jeune pour en comprendre toute la portée. C'est ce que m'a répondu ma mère quand je le lui avais dit, il y a quelques années. Mais moi je sais, je n'ai pas peur de disparaître. La douleur par contre, le fait de souffrir, ça ce n'est pas pareil. Mais je ne me casse pas la tête sur ces questions, si tout cela doit arriver, alors je me défendrais. Je n'ai pas beaucoup de cordes à mon arc, mais il suffit parfois de pas grand chose.

Depuis que ma soeur est partie vivre ailleurs, les choses n'ont pas beaucoup évoluées. Mes soirées sont peut-être plus calmes et le chat est devenu plus envahissant. Pour ma part, mon père me met à la porte tous les samedis pour que j'aille prendre l'air. Il a demandé à un voisin de me donner quelques activités à faire, donc depuis j'aide à la ferme une fois par semaine. Une des seules du coin, le boulot ne manque pas. Je prends ça comme un devoir, un peu comme l'école. Même si je ne traîne pas des pieds en y allant parce que je sais que c'est pour mon bien, je ne prends aucun plaisir dans cette activité. Au moins cela m'aura permis de prendre un peu de muscles, d'après mes parents. Et puis la fille du voisins est plutôt jolie. Alors je ne perd pas entièrement mon temps. Et puis j'ai ainsi pu tester mes connaissances pharmaceutiques avec les quelques soucis médicaux que peuvent avoir les bêtes. C'est déjà ça.