Il n’y a rien à faire dans cette fichue ville. Elle est belle, elle est nette, elle est propre, tout le monde ou presque y est riche, il n’y a pas de combats de rue et il n’y a ni Sue ni Arry. Le seul avantage ici, c’est la nourriture ; mais en une semaine, j’ai eu suffisamment le temps pour en souper. Alors certes, il y a Hippolyte avec qui il est agréable de passer du temps, mais c’est bien tout. Que ce soit les autres mentors, les stylistes, nos hôtes ou n’importe quel habitant du Capitole, ils sont tous si stupides. L’année qui a suivi mes Jeux, il y a bien quelques personnes intéressées par les tributs du Dix qui m’ont abordée ; ils l’ont vite regretté, et aujourd’hui personne ne s’approche plus de moi, hormis un ou deux téméraires quand un des tributs du Dix a l’air vraiment très prometteur. Ce qui n’est de loin pas le cas cette année. Résultat : je ne même pas m’occuper en rembarrant un arc-en-ciel sur patte. Et comme Ambre n’est toujours pas morte, je ne peux pas rentrer chez moi. Dépêche-toi de crever ma belle, je m’ennuie à mourir dans cette ville colorée et mièvre à en vomir.

Je regarde les Jeux bien entendu. Chaque mentor à la possibilité de suivre 24 heures sur 24 ses tributs encore vivants. Enfin, je suppose qu’on a le droit de suivre les morts aussi, mais le rapatriement d’un cadavre n’est pas des plus passionnants. Malheureusement, Ambre n’a pas été passionnante non plus pour l’instant. Elle a évité la corne ce qui prouve qu’à défaut d’être forte, elle a deux grammes de jugeote, contrairement à Even, et depuis, elle ne fait strictement rien. Elle aurait bien besoin d’eau mais plus vite elle mourra de soif, plus vite je pourrais rentrer chez moi. Et puis ce n’est pas comme si lui envoyer de l’eau allait lui donner une chance de gagner.

J’ai déambulé dans toute notre résidence. Du hall au toit, je n’ai croisé en tout et pour tout qu’un groupe de muets qui passaient la panosse. J’en ai profité pour leur pourrir leur travail, sans faire exprès d’ailleurs. Sinon, c’est morne à souhait. Maintenant que les tributs n’y sont plus, cet hôtel a cessé d’être le théâtre de va et viens incessants, de cris et de bousculades. Je détestais ça, mais je déteste ce calme trop profond également. Eternelle insatisfaite ? Effectivement.

L’endroit animé à présent, c’est le dôme des sponsors. Là-bas, mes homologues des autres districts doivent être en train de lécher les bottes des riches capitoliens. Enfin, sauf celle du Six puisque ses deux tributs sont déjà morts. Quelle chance elle a.

Après maintes réflexions, je décide de m’y rendre, à ce fichu dôme. Il y aura certes de l’agitation et des tonnes de personnes plus abruties les unes que les autres, mais je pourrais peut-être me moquer de quelques-uns de ces épouvantails ambulants, voir en provoquer, pour tromper mon ennui.

En quelques pas, j’y suis. Et je peux constater qu’il y a effectivement foule. Je déambule un peu au hasard, je prête l’oreille à des conversations, quelques personnes ont un mouvement de recul en me voyant. Rien de bien intéressant. J’avise soudain Miss Natelia Van Wood, la mentor du Deux. Elle a gagné les Jeux de la Faim deux ans avant moi, si je me souviens bien et… Non, en fait, c’est tout ce dont je me souviens pour l’instant. Je suis tenté par aller discuter. Qui sait, peut-être que si j’arrive à m’attirer son antipathie, les journées au Capitole seront moins longues ? Elle est devant un des nombreux écrans géants qui tapissent le mur, un verre à la main et l’air plongée dans ce qu’elle regarde ; il y a un gros plan sur Chléo Sullivan. Je m’approche d’elle, sans essayer d’être spécialement discrète, mais si elle m’entend avec le brouhaha ambiant, c’est qu’elle a une meilleure ouïe que moi.

« Elle va gagner. »

J’ose espérer que Miss Van Wood n’a pas besoin de sous-titre. Bon, j’avoue, c’est pas le meilleur moyen d’engager une conversation dans le but qu’elle tourne au vinaigre. Ça sonne même presque comme si j’essayais de m’attirer ses faveurs. Sauf que j’en ai rien à fiche de son amitié. C’est simplement la vérité, et que je ne dis que la vérité. Du moins, que ma vérité. La gamine a les capacités physiques, elle est intelligente et ne s’encombre pas de cas de conscience ; elle mène son équipe et l’arène ne semble pas présenter de particularité qui pourrait lui être dangereuse. Si elle ne gagne pas avec ça, elle aura largement mérité sa mort.

La Miss Van Wood sourit en replaçant une mèche, ce qui me tire la réflexion inutile que pas mal de gens ont des tics avec leurs cheveux. Personnellement, je les coiffe le matin et les laisse en paix toute la journée, quitte à avoir l’air d’un épouvantail le soir. Elle tourne la tête et je crois voir passer une lueur de dédain. J’ai l’habitude, le capitolien moyen me prends pour une sauvage inculte, mais ça m’énerve toujours et provoque une crispation de ma mâchoire. Etrangement, c’est d’un ton presque respectueux qu’elle me répond.

« Tu as raison, » Bien sûr, j’ai toujours raison. « Elle a presque décimé les tributs au bain de sang. » Je n’irais pas jusqu’à dire décimé mais il est vrai qu’elle se débrouille bien. « Désolé pour Even » Pardon ? Qui est désolé pour ce gamin sans cervelle qui, même s’il était resté tranquille au Dix, n’avait aucun avenir ? Pas moi, c’est clair, mais une gagnante ex-carrière ? C’est pour la caméra cachée ? « j'espère qu'Ambre ne croisera pas Chléo sinon c'est fini pour le 10 encore pour une autre année... » Oui, ben au contraire, je serais ravie qu’elles se croisent, comme ça, mon problème est réglé, je peux rentrer chez moi. « Il est temps que je cède ma place à une autre mentor. » Cette dernière phrase m’intrigue un peu. J’ignorais que Miss Van Wood était lasse de coacher des brutes hypocrites avides de gloire et de reconnaissance

La conversation ne prends du tout le tour que j’aurais voulu. On est en train de s’échanger des mondanités alors que je rêvais d’un peu d’action. Ma bouche se tord en une grimace. La mentor du Deux m’invite à m’asseoir d’un signe de la main mais je ne m’exécute pas. Je préfère être debout qu’assise, ainsi le temps de réaction reste court et la palette d’action possible est largement plus grande. Habitude tenace de qui a passé sa vie à se battre contre tout le monde et n’importe quoi. Et puis avec un peu de chance, ça va l’énerver et on va enfin commencer à se crêper le chignon. Je croise les bras sous ma poitrine et rétorque d’un ton sec.

« Pas besoin d’être désolée, ou de faire semblant d’être désolée, pour le Dix avec moi. Je n’en ai rien à fiche, ni de ces gamins, ni de l’honneur de mon district. »

Ce qui est sympa avec les Jeux de la Faim, c’est d’y participer. Les regarder sont d’un ennuyeux ! Et d’un énervant aussi : j’ai sans cesse envie d’aller secouer quelques tributs, voire les étrangler. Non, tant que je n’y participe pas, ça n’a strictement aucun intérêt. Surtout que, dans le cas de certains gagnants, on se demande bien comment ils ont pu survivre. Lucia Elbereth par exemple. En plus, il n’y pas eu de combat intéressant pour l’instant. Juste des gens qui font mumuse avec des lames et des poupées de chair, d’os et de sang. Rien de bien palpitant. Enfin, tout ça pour penser que la victoire de la Miss Sullivan redonnerait un peu de crédit à ces Jeux. Même si elle est hypocrite et arrogante.

« Que ta gamine tue Ambre, qu’elle gagne, qu’elle te remplace et qu’on en finisse vite que je puisse rentrer chez moi. »

Je déplie mes bras et les tend devant moi pour m’étirer, tout en faisant craquer mes mains. Il n’y a pas à dire, j’ai vraiment hâte que ce soit terminé. Dans le Dix au moins, j’ai mes repères, les endroits où aller pour se détendre, les coins mal famés pour une bonne bagarre, les bons plans pour attirer des ennuis aux pacificateurs, les personnes avec qui faire des concours de sarcasmes, etc. ; ici, c’est vraiment l’horreur.

« Il faut bien que le Deux ramène un peu d'honneur dans notre District, Sinon qui ferait la fierté de Panem ? » La fierté de Panem ? Pouah, je manque de m’asphyxier tant c’est ridicule. Quel besoin d’avoir une fierté quand on est un état totalitaire qui réprime l’opposition et n’a aucun contact avec ses voisins, si seulement il en a ? Ça rentre largement dans les trucs les plus stupides que je n’ai jamais entendus. « Le Douze ? » Bah… La gamine ne semblait pas trop gourde. Pour un district du fin fond de la numérotation, elle s’en sort plutôt bien même. « Le Neuf ? » Idem, elle me semble un peu dégourdie. « Le Cinq ? » Là, c'est le garçon qui me semble pas mal. « Le Dix ? » Elle s’essaye à l’ironie ? Ou alors à me mettre en rogne ? Je suis prête à te coller une paire de gifle quand tu veux, mais ce n’est pas insulter le district d’où je suis originaire qui va amplifier le fait. « Tes gamins t'ont été confiés, Tu devrais avoir un peu plus de respect pour les morts... » C’est sûr qu’ils attachent beaucoup d’importance au respect, les morts. Si je ne leur présente pas la déférence qu’ils ne méritent pas, ils risquent de revenir me hanter pour me punir. Non mais, sérieusement, à quoi elle pense cette quiche ?

« Tu dois le savoir, mais je n’ai jamais demandé à devoir supporter des braillards conduits à l’abattoir. Je ne vois donc pas en quoi je devrais me préoccuper de leur sort. Surtout qu’une fois mort, ça leur fera une belle jambe. » Je marque une courte pause pour reprendre ma respiration. J’ai tendance à parler très vite et d’une seule traite, ce qui m’empêche de faire des discours à rallonge sans interruption. « Et parler de la fierté de Panem a autant de sens que de disserter sur la culture intensive d’endive d’eau douce en Moldavie occidentale. Ce fichu état n’a aucune fierté et n’en a pas besoin. » Pour bouger un peu, je me mets en équilibre sur mes talons, les mains jointes dans le dos. Mon regard est toujours fixé sur la Miss Van Wood, que je commence vraiment à trouver très antipathique.

« Elle le fera ou quelqu'un d'autres le fera, Le Dix ne tient jamais plus que deux jours selon les standards, » Sur ces deux points, on est d’accord. « comme une mentor du Dix peut-être aussi endurcie ? Simplement pragmatique et cherchant à éviter toute complication sont les termes que j’utiliserais. Mais après tout, endurcie me va aussi. « D'habitude les fermiers du Dix sont les premiers à pleurer quand les Hunger Games débute... »

Elle commande un autre verre d’alcool. Alors la mentor du Deux est aussi une de ces larves qui noient leurs problèmes ? Pitoyable. Je préférerais largement me descendre un litre de piment rouge fermenté plutôt que de tremper les lèvres dans l’alcool. C’est le remède des faibles sans volonté qui n’aspirent qu’à oublier les contrariétés au lieu d’y faire face. Et moi qui croyais qu’une gagnante carrière était un peu au-dessus du commun des mortels… Un mollusque comme tout le monde ici. J’ai de plus en plus hâte qu’on en vienne à l’embrouille…

« C’est clair que le Dix est un ramassis de bons à rien mélodramatiques qui adorent se complaire dans leur propre souffrance. Mais merci de ne pas m’intégrer au lot, je n’en ai rien à cirer des Jeux et des pleurnicheries. » Je retombe sur la plante de mes pieds, ce qui me tire l’agréable pensée d’un coup de talon dans le verre de la Miss Van Wood. « Et puis, il semble que même dans le Deux, pourtant si honorable, les Jeux peuvent se targuer d’atteindre même les mentors. »

Aller ma belle, réagis. Je te provoque exprès pour que la conversation s’envenime plus vite. Elle va certes, sur une mauvaise pente, mais je suis impatiente. Provoquer, ça va bien deux minutes. Je guette la moindre ride sur son visage. Elle va bien finir par quitter ce masque et ce ton abominablement hypocrite, non ? Je ne ‘ai pas abordée pour faire la causette comme deux vieilles arisocrates enbigoudées en engourdies !