Je ne sais toujours pas.

Quand je disais que la nuit ne portait pas conseil. Du moins, pas plus que le jour.

Dans mon sac noir à pois verts, il y a le cahier que j’ai tant de fois feuilleté hier soir sans parvenir à trancher entre la page de Jon Snowers et celle de Milo Kyte. Et toutes les autres également. Celle d’Orpheus Twain m’attire mais dès que je survole celle de Chléo Sullivan, je fais demi-tour. J’ai toujours de l’affection pour Alice Dawson. Malgré la pauvresse de son caractère, Ambre d’Alune me fait de l’œil. Je me plante encore devant les photos des tributs du Six en me demandant ce à quoi ils pensent. Pareil pour Garou Macnews. Je vais également souvent jusqu’aux dernières pages pour voir les tenues du Douze. Mais juste leur tenue, parce que leur tête, j’ai envie de les gifler.

Je hâte le pas. Il n’y a pas beaucoup de monde dans les rues. La raison est simple : dans moins de cinq minutes, c’est le lancement de la 14ème édition des Jeux de la Faim, et tout le monde, ou presque, est devant un écran, que ce soit bien confortablement installé chez soi devant sa télévision ou, non moins confortablement, à la terrasse d’un café devant une projection publique grand format.

Personnellement, je compte le regarder depuis la télévision du dôme. Et si je rate les premières minutes parce que mon rythme de marche n’est pas exactement ce qu’on pourrait qualifier d’athlétique ou si je manque la moitié en discutant avec un mentor (celles du Quatre et du Huit en priorité), tant pis, je pourrais facilement regarder des rediffusions ce soir. De toute façon, les tributs que j’apprécie ne sont pas suffisamment idiots pour mourir au bain de sang. Ou alors est-ce l’inverse ?

Les portes automatiques du dôme s’ouvrent sur l’intérieur du bâtiment, bondé. C’est bien ma veine… J’arrive tout de même à trouver une bonne place en face de l’écran sur lequel Caïus Propalam s’affiche en grand, à coté d’un chronomètre encore bloqué à 60 secondes. C’est bien, je suis à l’heure.

Je découvre l’arène avec les autres spectateurs. Elle semble classique aux premiers abords, mais je pense bien que les créateurs et les juges l’ont truffée de pièges en tout genre.

Les tributs apparaissent sur leur plate-forme alors que le décompte commence. La caméra zoom sur chaque visage, confiant ou terrifié. L’instant fatidique du 0 est consacré à Chléo Sullivan. Je m’y attendais, c’est la grande favorite de cette édition, à mon plus grand désespoir.

Ensuite, tout va très vite comme chaque année. Des morts, des fuites, des mutilations, des regroupements… Beaucoup de tributs ont tenté la malchance en courant jusqu’à la corne, et peu sont morts. Très inhabituel. Et Alice Dawson est morte, tuée par Kai Keenan. Disons que comme ça, je n’ai plus besoin de me demander si je l’aime bien. Les deux tributs du Six sont tués aussi. La fille par Léa Sykes, le crâne explosé par une pierre. Je ne peux empêcher une larme de couler… Je me sens toujours plus proche du Six à cause du boulot de mon père. J’aurais pu les rencontrer…

Jon Snowers, Milo Kyte, Orpheus Twain, Ambre d’Alune (qui n’a pas provoqué le diable mais à fuit directement loin de la corne) et Garou Macnews s’en sortent. Chléo Sullivan, Kei Keenan et les tributs du Sept et du Douze aussi… J’aurais sans doute le plaisir de les voir mourir plus tard. En tout cas, au moins cinq sur les six.

Avec les tributs, se sont les spectateurs qui se dispersent. Ils se regroupent pour discuter des premières minutes des Jeux, pour faire les éloges de Chléo Sullivan, deviner qui va tuer qui, s’étonner de la mort d’un carrière… Moi j’attends de voir les rediffusions ce soir. On verra beaucoup mieux l’action si elle est travaillée par des professionnels de la télévision, et pas simplement transmise le plus vite possible. Je saurais exactement qui a tué les Nalia Hartson et Eliott Owain.

J’avise un canapé et m’y laisse tomber.

Je ne sais pas vraiment ce que je veux faire maintenant. Partir à la recherche des mentors du Huit et du Quatre ? De celles du Trois et du Dix ? Non… je me rétracte, je ne veux pas voir le mentor du Dix. Je déteste cette femme.

J’en suis là quand on s’assit à côté de moi. Je reconnais aisément la jeune femme, c’est la mentor du Huit, gagnante de la cinquième édition des Jeux de la Faim. Elle me tend la main et je la serre, ravie.

« Bonjour, je me présente Dalia Lysi, représentante officielle du District huit. Connaissez-vous mes poulains ? »

Une bonne étoile doit veiller sur moi. Rencontrer Jade River dans la rue le lendemain de l’arrivée des tributs et maintenant elle qui vient vers moi… Ça m’évite de la chercher, d’attendre qu’elle ait fini une conversation et pleins d’autres désagréments afférents à la communication…

« Bonjour, on peut dire que vous tombez bien. Je m’intéresse beaucoup à Jon Snowers ; pour tout dire, j’ai déjà eu une rapide conversation avec lui. Mais… Il y a beaucoup de tributs qui m’intéressent cette année… Alors je suis encore hésitante. »

Je suis prête à écouter tout ce qu’elle a à me dire, comme une enfant écoute une histoire avant de s’endormir. J’aimerais vraiment qu’elle fasse disparaître tous mes doutes sur tous ces tributs. Et puis d’un coup, je me souviens d’une règle élémentaire de la conversation que j'ai tendance à oublier. Mais mes récentes expériences dans le domaine me la rappelle.

« Au fait, moi c’est Lanthane Vanadium, enchantée. »

Pour appuyer mes dires, je lui sourie.

Dalia Lysi semble ravie. Pleine d’énergie et de volonté. Est-elle toujours comme ça où est-ce simplement l’envie de sauver Mary Hudson ou Jon Snowers ? Je doute que sa bonne humeur et sa vivacité viennent de moi, je ne suis qu’une tête de plus, et pas très guillerette en plus.

« Je suis heureuse de tomber au bon moment. Je ne vous cache pas qu'il aurait été embarrassant pour moi de vous déranger à un moment opportun. »

Alors je ne suis pas la seule qui a peur d’arriver comme un cheveu sur la soupe ? Cette ressemblance me pousse à trouver mon interlocutrice sympathique.

« Ainsi donc vous avez parlé avec Jon, eh bien quelle surprise, cela ne sera que plus facile pour moi de vous parler de lui. »

Et ça sera bien plus difficile pour moi de le voir mourir.

Plus j’y réfléchis et plus je me dis que c’était la pire stupidité à faire, aller parler à Jon Snowers. Je n’ai jamais eu ce genre de impression là pour un tribut : ce n’est pas simplement que je serais triste s’il meurt, mais je n’ai pas envie qu’il meurt. Tout ça juste pour quelques phrases échangées…

Ça me mettrait presque en rogne d’être aussi stupide ; ce n’est pas parce que je lui ai parlé en face à face qu’il mérite plus qu’un autre de survivre. Ça n’a strictement rien changé. Il est un tribut, un acteur des Jeux de la Faim dont je suis fervente spectatrice.

Mais ça me poursuit quand même. Tout ce qu’il a dit, cette histoire sur sa sœur… Voyons, il n’est pas le seul tribut à avoir une famille qui l’attend. Je le sais très bien mais…

« Eh bien je vous comprends, cette année il y a pas mal de potentiel parmi les tributs. »

Ce n’est pas leur potentiel que je regarde, mais leur personnalité.

« Toutefois j'ai fort à parier que beaucoup d'entre eux n'iront pas loin dans le jeu. Vous savez, j'ai moi même gagné les jeux il y a neuf ans maintenant et une est sûre la force physique ne fait pas tout. »

C’est clair que je ne choisis pas mes tributs favoris selon la force physique. Je hais les carrières, du moins en règle générale, et préfère largement les gringalets issus des districts périphérique, comme Milo Kyte (même si techniquement, il vient d’un district carrière) ou Ambre d’Alune.

Et j’ai suivi les Jeux de la Faim presque depuis leur création, et je sais autant que quiconque que la majorité des gagnants ne le doivent pas à leur carrure mais à leur malignité.

« Enchantée Lanthane. Original votre nom. »

Oui, original, c’est le mot et c’est le but aussi. Mon prénom est d’ailleurs la seule chose originale chez moi. Remercions ma mère pour cette unique distinction avec la masse capitolienne.

Comme Dalia Lysi ne continue pas, je conclus qu’elle attend que je dise quelque chose. Quoi donc ? Pas que je me présente puisque c’est déjà fait. Que je lui parle de ma rencontre avec Jon Snowers ? Que je lui pose des questions ? Que je lui dise ce que j’attends des tributs que je sponsorise ?

Je ne sais strictement pas comment réagir, alors je dis la première chose qui me passe par la tête.

« Qui donc pensez-vous ne va pas faire long feu dans l’arène ? »

D’une certaine manière, ça m’intrigue. J’ai un tel manque de sensibilité que je ne m’avance que rarement sur le terrain des prévisions, mais elle, gagnante des Jeux de la Faim, sais sûrement bien mieux que moi jauger les gens, à plus forte raison les tributs.

Et puis ce bain de sang, si pauvre en mort, laisse présager une édition particulièrement riche en résistants et opiniâtres qui s’accrocheront à la vie longtemps. Du moins, c’est ce que mon sens si bancal me souffle au vu de ce que je sais. Je ne vois pas les tributs encore vivants mourir si facilement. Mais bon, je ne voyais pas non plus Alice Dawson périr au bain de sang.

« Il me semble qu’au contraire, nous avons beaucoup de survivants cette année. »

Entre l’équipe des carrières, Jon Snowers, les tributs du Quatre, la gamine du Douze, la détestable blonde du Sept, Garou Macnews, Kai Keenan et Brale Von Kooda… Ça fait déjà 12 que je ne vois pas mourir rapidement, bien loin des 8 finalistes habituels. Et avec ça j’oublie la demoiselle du Neuf, qui, pour ce que je m’en souviens, avait l’air débrouillarde aussi.