« J’ai faim, grogne Samuel, un de mes compagnons de chambrée.

- J’croyais qu’on nous donnait exactement assez d’bouffe pour pas qu’on ait faim, je rétorque sarcastiquement en me retournant sur ma couchette.

- Bah j’dois pas correspondre à leur base de calcul.

- T’plains pas, t’as ‘réflexions personnelles sur la situation actuelle et introspection au regard de ladite situation’ tout l’après-midi. Moi j’ai pas plus bouffé qu’toi et j’ai ‘entraînement’ dans dix minutes.

- Fallait pas t’proposer pour intégrer l’armée, mec, conclut Sam.

- C’est qui qu’t’appelles mec ? » je me braque immédiatement.

Un instant plus tard, nous nous battons avec nos pauvres oreillers dégarnis, à grands renforts de cris de guerre et de rires idiots. En on assume. Quand on se connait depuis l’école primaire, qu’on a dragué les mêmes filles, qu’on s’est fait jeter par les mêmes filles, qu’on s’est échangé plus d’un œil au beurre noir, qu’on a survécu à un bombardement ensemble et qu’on débarque tous les deux moins de gré et plus de force dans un complexe militaire, on n’a plus trop d’image à maintenir l’un pour l’autre.

La bataille de polochons ne se termine que quand Lee, notre troisième compagnon de chambrée et également une connaissance du Trois, rentre de son ‘entretien divers de petite électronique’.

« Qu’est-ce que tu fous encore là, Jon ? il s’étonne. Ils t’ont appelé pour un entraînement, y’a au moins cinq minutes. »

Je croise le regard de Samuel alors que nous pensons exactement la même chose : quelle idée de faire des annonces quand certains n’entendent rien à cause de leurs bruyantes activités. Puis un coup d’œil sur le programme à mon poignet me tire un juron :

« Frak ! J’ai quatre minutes pour rejoindre la salle !

- Cours Jonny ! Cours ! m’encourage Lee.

- C’est l’sprint de ta vie ! » ajoute Samuel, criant pour que je l’entende depuis le couloir dans lequel je suis déjà.

Heureusement que j’étais déjà en tenue et heureusement que nos quartiers ne sont pas si loin de la salle d’entraînement, dont j’ai, encore une fois heureusement, mémorisé la position, parce qu’on ne plaisante pas avec la ponctualité dans cette base. Je dévale les escaliers en touchant à peine les marches, j’évite les gens que je croise avec le brio d’une anguille glissant entre les doigts des pêcheurs et j’accélère dans les passages dégagés qu’ils soient en ligne droite ou non (je manque de me prendre plusieurs murs soit-dit en passant). Et au final, je me glisse par la porte ouverte du centre d’entraînement juste à l’heure, le souffle court, un poing de côté et crevé avant même d’avoir commencé, mais à l’heure.

Sur l’injonction de notre instructrice, une jeune femme brune aux yeux clairs, je m’assieds avec les autres, savourant un petit répit pour soigner un peu mes poumons. Une main sur le cœur, l’autre sur la hanche, je n’écoute qu’à moitié le discours de celle qui se présente comme Lucia. Je n’ai jamais été très bon en écoute attentive de discours. J’en retiens tout de même que les mitraillettes c’est pas pour tout de suite et que ça va être draconien.

« Faites-moi 15 tours de terrain. Tachez de vous préserver, ce n'est qu'un échauffement, » fini Lucia.

Moi, je m’étouffe avec ma goulée d’air. Quinze tours de terrain ? Un échauffement ? Est-ce qu’elle a l’habitude de travailler avec des surhommes ou quelque chose ? Parce que quinze tours de terrains, c’est définitivement une course d’endurance, pas un échauffement. Alors certes, les instructeurs exigeants, ça fait très classe dans les films, mais là nous ne sommes pas dans un film. Et je suis dedans.

« Engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient, » je soupire.

Mais comme je ne suis pas un dégonflé (du moins pas pour l’instant, nous verrons comment ça évolue après quelques kilomètres de course) et que personne ne semble vouloir faire une grève dès le début des entraînements, je pars au petit trot avec mes nouveaux camarades.

Je ne mets pas longtemps à en avoir marre et à me demander ce que je fiche là. A l’entraînement et dans le Treize en général. Une question qui revient régulièrement est aussi « pourquoi je tourne en rond sur l’injonction d’une femme dont le but est de nous tuer, ou à tout le moins de nous dégoûter à jamais de l’armée, si nous ne l’étions pas déjà ? ». Une seule réponse ne me ferait pas m’arrêter immédiatement pour retourner déranger Samuel dans ses réflexions et Lee dans sa pause, et comme par hasard c’est la bonne réponse. Lawrence.

A deux tours, je souffle déjà comme un bœuf (mon récent sprint n’arrangeant pas les choses). A quatre tours, je suis en nage. A sept tours, je traine des pieds. A neuf tours, seule l’idée (fictive certainement) d’un prochain repas copieux me fait tenir. A douze tours, mon monde est plutôt flou et j’ai l’impression de voir des points noirs de temps en temps. A quatorze tours, je suis à un poil de lilliputien nain en carence de kératine d’arrêter. Après quinze tours, je m’affale par terre tremblant, brûlant, les yeux baignés de sueur, un tambour affolé dans le torse et un orgue mal accordé dans la gorge.

Et je ne vais pas bouger d’un pouce avant un long moment, ça c’est sûr.