"La jeune femme m’ouvre la porte, sourire aux lèvres. On se serre la main et elle m’invite à rentrer dans son cabinet. Je le juge d’un regard. Taupe, complètement banal, sans aucune touche d’originalité … Exactement ce que je déteste.
Et exactement ce qu’il me faut.
Aujourd’hui, j’ai besoin de parler. De raconter ma vie. Qu’on m’aide à y voir plus clair là dedans, sans être jugé. Je dois reconnaître que pour une fois, c’est moi qui ai besoin des autres.
« Alors, qu’est-ce …
- J’ai juste besoin de parler. »
J’ai abandonné les règles de la politesse depuis longtemps.
« Allez-y.
– Depuis plusieurs dizaines d’années, un désir de perfection se trouve en moi. Je ne m’en suis pas rendu compte au début, mais il me bouffe. Il me bouffe tellement, qu’à un moment, je n’ai plus été qu’une coquille lisse à l’esprit en feu. Heureusement, une femme est arrivée et …
– Si vous repreniez depuis le début ? Est-ce que vous savez pourquoi vous voulez à ce point atteindre la perfection ? »
Je la regarde. C’est fou de ne pas y avoir pensé avant. Après tout, psychologue a été mon métier pendant des dizaines d’années.
Mais comme je l’ai appris, il est bien plus facile d’avoir un regard critique sur les autres que sur soi-même.
« Je crois que … »
Un vif mal de cœur me prend soudain.
« Quand j’étais jeune, mon père me disait souvent que je n’arriverais à rien. Tout ce que je faisais était nul. J’aurais toujours pu me dépenser plus, m’investir plus, me surpasser plus. J’ai voulu faire médecin, et toute ma famille m’a dit que je ne réussirai pas. J’ai voulu faire professeur et ils m’ont dit que ce n’était pas un vrai métier. Ils étaient toujours contre moi, quoi que je fasse. Mon père me disait que je ne trouverais jamais l’amour. Que mon couple foirerait, comme avait foiré le sien. En fait, avec du recul, je crois qu’il voulait se venger de sa vie sur moi.
« J’ai toujours eu ce sentiment d’inachevé, ce sentiment haï qui me rongeait le ventre. J’aurais tellement aimé qu’on me reconnaisse, qu’on m’aime, qu’on me dise que ce que je faisais était bien, qu’on croie en moi, qu’on me soutienne … Mais jamais personne ne me disait quoi que ce soit pour me féliciter.
« Alors, je me suis dis que la seule manière pour qu’on ne me reproche rien … C’est qu’on ne puisse rien me reprocher. Parfait. Je devais être parfait. Il fallait que je montre à mon père qu’il avait tord, que je pouvais réussir, et mieux même que tout le monde. J’ai décidé de devenir psy. Le cerveau humain m’a toujours fasciné, et je voulais pouvoir comprendre ce qui se passait dans la tête de mon père. Pour le toucher là où ça fait mal.
« J’ai réussi avec brio mon examen et je suis devenu psy. Je travaillais sans cesse sur moi même, me forçant à devenir plus gentil, plus serviable, plus courageux, faisant passer les besoins des autres avant les miens, ne me laissant aucune pause pour souffler un peu. Quand je ne m’occupais pas des autres, je travaillais mon intelligence, mon physique, ma santé. Je crois qu’il y a un moment même où, d’un point de vue extérieur, je me suis vraiment approché de la perfection. J’avais toutes les qualités du monde. J’étais même drôle, j’arrivais à faire des blagues sans blesser personne.
« Mais je savais tout ça. Et au fur et à mesure, je suis devenu totalement imbu de moi même. Je me complaisais à m’énumérer toutes les qualités que je possédais, laissant apparaître de l’extérieur un personnage trop sur de lui. Mais au fond de moi, j’étais encore le gosse fragile qui cherchait l’admiration de son père. J’avais tellement peur qu’on se désintéresse de moi, qu’on ne m’envie plus.
« J’ai redoublé d’efforts. Je voulais savoir ce qu’on attendait de moi, ce que je devais faire pour continuer à avoir autant d’amis. Je me suis proposé comme hôte. Pour savoir ce qui se passait dans la tête de ces gamins envoyés à la mort. J’étais apprécié, très apprécié, et j’ai vite monté de districts. Cela me permis de voir beaucoup de districts en peu de temps, et plein de mentalités différentes. Je traînais aussi dans les bars, discutant chaque soir avec quelqu’un de différent. A renfort d’alcool, j’apprenais à chaque fois sa vie, ses sentiments, ses pensées profondes. On avait confiance en moi, et on se livrait facilement en ma présence. J’agrandissais ainsi de plus en plus mon cercle de connaissances sur l’esprit humain. »
Je reste perdu quelque temps dans mes pensées, ressassant ces années, que j’avais pensé les meilleures et qui avaient été les pires.
« Et … Vous avez eu des liaisons avec ces personnes ?
– Ces personnes que j’interrogeais, je les considérais un peu comme mes patients. Pour moi, ils étaient des études de cas, des spécimens à étudier. Je voulais juste disséquer leur esprit. Et puis … J’étais parfait, je voulais une partenaire parfaite. Ces personnes, qui m’avaient livré tous leurs défauts et leurs peurs les plus profondes, ne m’intéressaient plus. Elles n’étaient même plus des humains. Alors, non, pendant longtemps, je n’ai pas voulu avoir de contact avec ces femmes brisées. Ça ne m’a pas empêché d’avoir quelques coups d’un soir avec de belles inconnues. Mais très vite, elles se sentaient en confiance, me révélaient leurs pensées, et je les fuyais.
– Vous dîtes que pendant longtemps, vous n’avez pas eu de contact avec vos patientes … C’est arrivé ? »
Je ferme les yeux et replonge dans mes souvenirs. "
[ suite dans mes RP …
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