Quand j'étais gamin, je ne croyais en rien. Mais vraiment en rien. Je regardais les autres d'un air blasé, du genre " Toi, j'ai décidé que t'existait pas. Toi non plus. Et toi, là-bas, celui qui m'a rien fait, bah toi non plus. Tu n'existe pas, et je ne t'aime déjà pas. " Mon existence-même commença donc par la plus pure des négations de la vie.
Asocial, limite misanthrope à à peine trois ans, voilà ce que j'étais. Je ne regardais pas les autres. J'étais fasciné par tout ce qui volait, d'après ce qu'en dit ma mère plus tard. J'étais un fanatique des oiseaux. Apparemment, pour moi, il n'y avait qu'eux qui existaient. Tous les autres étaient indignes d'intérêt. J'adorais les oiseaux, et même mes parents, qui étaient grands, laids et trop maladroits, ne méritaient pas mon affection. Il n'y avait rien de plus parfait que ces vols gracieux, mystérieux et incompréhensible. On tenta de m'éveiller, de me mettre aux contacts d'autres animaux, mais je refusais constamment. Puis un jour, mes parents vinrent à moi, sourire aux lèvres. Je devais avoir quatre ans. Ils présentèrent devant mes yeux une cage, et à l'intérieur, une perruche. Je les observais d'un air ahuri. D'un geste brusque et maladroit, j'ouvrais comme par miracle la cage. L'oiseau s'envola par la fenêtre ouverte. Mes parents ne comprirent pas. Ils ne comprirent pas qu'il n'y a rien de plus laid et monstrueux qu'un oiseau en cage.
On prit cela pour de la haine. Je n'ai jamais eu de haine pour quiconque, auparavant. Et pour cause : personne n'existait, à part les oiseaux. Et ces splendides volatiles n'avaient jamais rien fait qui aurait pu me faire employer le verbe ' détester ', ou la négation du verbe ' aimer '. J'avais appris à apprécier, non pas à haïr. Mais apparemment, mon affection pour cette pauvre perruche était une manifestation de haine. Et mes parents comptaient bien mettre à profit cette colère froide. On m'apprit tôt à me servir d'une arme, cela commença par un bête couteau, que je maniais sans trop de mal. J'avais quel âge ? Sept ans, peut-être. Je ne comprenais pas bien le pourquoi du comment, mais on n'ose pas trop se poser de questions, quand le mystère est trop grand, comme dirait l'auteur du Petit Prince. J'apprenais donc doucement à me familiariser avec ces outils de la barbarie, et à douze ans on me mettait un flingue en mains pour la première fois. C'était grisant, d'avoir cette chose dans entre vos doigts juvéniles. Une simple pression, un coup bien dirigé, et vous pouviez tuer. Cette sensation de tenir la vie des autres, à douze ans, c'était à la fois fascinant et terrifiant. Cela me passionnait, mais je fus vite terrifié. Je prenais enfin conscience de cette réalité : on pouvait avoir la Mort dans les mains.
Un jour, mes yeux innocents et clairs se posèrent sur l'arme, se dirigèrent sur la cible qu'on me sommait de viser correctement, puis sur mon père. J'abaissais l'arme et observais mon père avec un air profond et légèrement mélancolique. Il posa sur moi un regard affectueux et me fit signe de poser mon flingue. Ensuite, il me regarda d'un air interrogateur, sans prononcer le moindre mot. J'adorais ce silence parlant qu'il maîtrisait à la perfection.
« - Papa, est-ce que j'irais aux Hunger Games ?
Le père parut soudain embarrassé. Après un soupir fataliste, il arbora un sourire rassurant très peu convainquant.
- Non, ça ne tombera pas sur toi. J'en suis certain.
- Tu n'y crois même pas.
- Non, pas vraiment ...
- Alors, il y a des chances que j'aille là-bas. Vivre ça.
- Oui.
Je repris l'arme. Toucha correctement sans même me mettre en position. J'étais passé maître dans l'art.
- Bien visé.
- Ils ne donnent sûrement pas d'armes à feu, aux Hunger Games. Tu sais que ça ne me servira à rien.
- Tu sais manier le couteau.
- Ça implique une approche directe et frontale. C'est trop dangereux.
- Depuis quand les jeunes pensent à une stratégie si élaborée à douze ans ?
- Depuis que les Hunger Games existent, papa. »
Il resta de glace. C'était tellement vrai, ce que je venais de dire. Pour moi-même, je complétais mon propos : depuis que notre vie peut se jouer à tout instant, entre douze et dix huit ans ... Depuis que la peur d'être envoyé dans cette boucherie nous habite. Depuis que ces choses qu'on appelle jeux existent. Et qu'on regarde malgré tout. On est tous cons, en fin de compte. Je vidais le chargeur avec un regard de haine sur la cible, sans me soucier de toucher le coeur de celle-ci. J'avais la haine. La haine contre les gens, ceux qui organisaient ces choses. La haine contre moi qui assistait parfois avec plaisir à cette mise à mort. Chaque détonation était une balle dans mon propre esprit. Quelque chose tomba dans un bruit mat à côté de moi. Mes yeux observèrent la petite silhouette emplumée. J'avais touché un oiseau.
Chapitre deuxième
I'd encourage your smiles, I'll expect you won't cry !
Je l'avais nommé Andromède. Le corbeau que j'avais touché à l'aile deux mois plus tôt était pleinement rétabli de sa blessure. C'était vraiment un tout petit corbeau. Il devait avoir un défaut génétique ou je ne sais bien quoi. Toujours était-il qu'il était ridiculement minuscule. Et je l'aimais ainsi. Posé sagement sur mon bras, il battit des ailes pour me signifier son impatience. Avec un rire, je lui murmurais un « Du calme, du calme enfin ! » Lui ignorait mes phrases riantes et s'échinait à me presser. Une fois la porte ouverte, il prit son essor, réalisant des voltiges qu'il n'avait pas à envier aux mésanges, il détenait une grâce qui n'appartenait théoriquement qu'aux blanches colombes. Il défiait tout, par son orgueilleuse existence. Il avait un style inimitable. Je m'installais sur une chaise longue et je l'observais une bonne heure durant. Puis enfin, il revenait de son plein gré, parfois me réveillant alors que je somnolais légèrement, et me tannant pour retourner à l'intérieur.
La première fois que je l'avais laissé s'envoler, je m'étais préparé mentalement depuis longtemps déjà à ne plus jamais le revoir. Je l'avais regardé prendre son essor, et lorsqu'il n'était plus qu'un point noir et difforme, j'étais rentré dans ma maison. Mais deux heures plus tard environ, j'avais entendu quelque chose frapper contre un carreau. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque l'animal noir se présenta devant ma porte-fenêtre ! Il décrivit quelques cercles dans le salon, puis s'installa sur un buste de pierre de mon père, comme à son habitude, et il fit mine de s'endormir. Mes parents aimaient beaucoup le volatile. Ils avaient laissé de bon coeur le splendide buste à son entière disposition. Ils me répétaient sans cesse que grâce à ce fabuleux corbeau, je m'ouvrais petit à petit aux autres. Je faisais une moue dubitative, ayant toujours été plutôt discret et effacé.
Andromède impressionnait toujours beaucoup les invités de mon père. Il était fier de leur montrer cet animal que l'on n'avait pas l'habitude de voir entre quatre murs. Lorsqu'Andromède était réveillé et manifestait sa présence, mon père ne se privait pas de le laisser monter sur son bras et de le présenter humblement à ses visiteurs. Il était directeur d'une fabrique d'armes ( des flingues, comme d'hab ) et recevait souvent des personnalités importantes à la maison. Nous ne prenions pas réellement le corbeau comme un animal de compagnie, tel un chien ou un hamster. Non, c'était plutôt comme un chat, une présence, un membre de la famille qui vivait presque indépendamment de nous.
( A terminer )