Ana. Ma pauvre petite Ana. Petite, oui, tu ne mesures qu’un mètre soixante et un, et tu es toute chétive. Je doute que tu ne pèses plus qu’un jeune faon. J’ai peur de te briser en mille morceaux dès que je pose le regard sur toi. Tu paraîtrais tellement fragile, si tu n’avais pas ces yeux.. Tes yeux noirs, profonds, les mêmes que ton grand frère, Kent. Ces yeux de chats qui pourraient transpercer la nuit pour lancer un regard mortel à ceux qui te voudrait du mal. Si les yeux sont les fenêtres de l’âme, Ana, il ne vaut mieux pas te sous-estimer. Nous n’avons pas osé défier Kent, mais toi, Ana, tu devrais te méfier. Tu aurais du mal à tuer, avec des longs doigts fins, comme des allumettes, qui se craqueraient au moindre faux mouvement. Fais attention Ana, tu es moins solide que tu le prétends. Tu ne parles pas beaucoup. Je crois que tes lèvres sculptées et charnues, comme celles de ta mère, ne s’agitent qu’en cas d’attaque. Ta voix, grave et chantante, à quelques octaves de différence du son de ton père, peut avoir plus d’impact que tu peux imaginer. Si tu criais, tu le saurais, mais tu ne cries pas. Si tu chantais, tu le saurais, mais tu ne chantes pas. Tu connais des chansons, j’en suis certaine. Tu connais beaucoup de choses, tu sais beaucoup de choses. Tu es intelligente Ana. Tu sais tout faire. Quelque missions qu’on te donne, tu l’accomplis, sans rechigner. Que tu doive aller chercher de l’eau au puit, de l’autre côté du district, chercher ton jeune frère, Jazz, qui s’est perdu dans la forêt, ou passer trois jours et trois nuits à dépouiller un champ entier d’orge, seule. Peut-être es-tu courageuse, ou simplement acharnée à la tâche, mais en tous cas, je suis sûre que tu reviendras vivante de tout. Indemne. Ou tu ne montreras pas tes blessures. Tu n’es qu’une enfant Ana, tu as le droit d’avoir mal. Tu as le droit de pleurer. Or, je ne t’ai jamais vue verser une larme. Es-tu vraiment indestructible ? Où vas-tu te cacher pour laisser tes yeux se mouiller ? Essuies-tu ton chagrin dans ton épaisse chevelure noire ? Dans tes mains frêles ? Entre tes genoux saillants aux nombreuses ecchymoses ? Où laisses-tu simplement couler les perles salées sur ton visage métissé, sur tes joues creuses d’enfant affamée ?

Tu es née le matin d’un 26 Décembre glacial, juste après un évènement tellement ancien que nous ne savons même plus s’il faut le fêter. Il neigeait à gros flocons quand tu es arrivée au foyer de Flavy et Zackary Sweethorne. Ta mère était allongée, sur un matelas, sur le palier qui sert de premier étage, et te serrait contre elle, de peur que tu ne gèles immédiatement. Elle n’aurait pas supporté ta perte. Enveloppée dans le pull en laine du petit garçon qui jouait dehors, dans la neige, tu dormais. Et tu respirais. Ta mère ne te lâchait pas. Elle ne t’aurait laissée sous aucun prétexte. Elle a même pleuré, une fois. La première fois que tu as ouvert les yeux. Tes jolis petits yeux, inoffensifs à l’époque. Elle a invité le garçonnet de 4 ans qui s’amusait dehors, elle lui a fait monté l’escalier en bois rongé, non sans menace que les marches s’effondre. Ta mère a pleuré une fois de plus, quand elle a vu le regard de Kent s’illuminer en te voyant. Emmitouflé sous plusieurs épaisseurs de peau d’animaux, ton frère a posé le bout de son index, engourdi par le froid, dans le creux de la main minuscule. Tu l’as aussitôt saisis, tu t’y es accrochée même, et tu lui as souri. Ton premier sourire, tu l’as offert à ton frère..
Quelques années passent, entre la chaleur étouffante des étés trop chauds, et le blizzard glacé des hivers trop froids. A l’âge de trois ans, tu accueilles une sœur, Gwendoline Sweethorne. Elle est la seule de la famille à avoir les yeux verts de ton défunt grand-père, qui n’a pas survécu à l’hiver de ta naissance. Quand tu as sept ans, et que tu commences à cueillir baies, fruits et racines, ton nouveau frère pointe son nez, Cyrus. C’est quand tu atteints cet âge que ta famille commence à se ronger. Kent a douze ans. Pendant les six prochaines années, il est susceptible d’aller dans l’arène des Hunger Games, et dans cinq ans,tu auras toi aussi cette malchance. Chaque année, depuis que tu sais marcher, tu te rends sur la Grand-Place, et un personnage haut en couleur du Capitole tire un papier dans chacune des deux urnes. Ton père t’expliquait le fonctionnement tous les ans, sans doute pour évacuer son angoisse à l’idée que Kent ou toi devrez partir un jour, dans ce divertissement sanguinaires que le Capitole aime tant. Il te portait, serrait ta main aussi fort que possible, et tenait fermement le bras de Kent. Jusqu’à ces douze ans où ils vous ont séparé. Ton père ne pouvait plus que prier pour que son nom ne sorte pas. On m’a raconté que quand tu l’avais vu, dans les rangs, avec les jeunes garçons de son âge, tu ne l’as pas quitté des yeux. Tu l’aimes ton frère. Il prenait des tesserae chaque année. L’année dernière, pour sa dernière Moisson, on lui en a compté quarante-six. Mais il n’est pas parti. Toi non plus. Cette année, Kent a 18 ans, et Gwen en a 12. Il prie chaque soir, que le sort nous soit favorable, que ces petites sœurs ne quittent pas la famille, et que Jazz, qui n’a que cinq ans, ne connaissent jamais une Moisson. Et toi, à travers sa porte entrouverte, tu le regardes. Tu aimes ton frère plus que tout au monde, tout le district le sait. Tous les soirs, aux alentours de six heures, quand le soleil menace de se coucher, tu pars, à travers les champs de blé, d’avoine, d’orge. Entre les jardins botaniques, où poussent des arbres incroyablement hauts, épais deux fois comme toi, dont la couleur des fleurs et des fruits dépassent celles du spectre solaire. Tu débouches sur un arbre. Un arbre commun. Tu dis que c’est un saule. Un saule pleureur. Je ne suis pas du District 11, et encore moins du 7, je ne serais pas en mesure de te contredire. Il y a des petites fleurs blanches au cœur jaune, sous les branches voûtées de ce grand arbre. Tu colles ton dos au tronc mince, et tu respires l’air embrumé par leur parfum doux. Tu souris, et tu te laisses glisser le long du corps de l’arbre. Tu te sens en sécurité ici. Assez pour pouvoir confier tes rêves à ce saule. Une poignée de ces fleurs blanches entre les mains, tu fermes les yeux. Ta respiration se ralentit légèrement. La lumière des étoiles et la lueur de la lune éclairent ton visage endormi à travers les branches pleurantes de l’arbre. Et avant que le soleil ne puisse remplacer sa collègue de la nuit, tu es déjà partie..